Lettre ouverte à monsieur François Hollande

Cher Monsieur,
Vous m'avez plus d'une fois demandé d'amplifier mes efforts "pour nous approprier notre passé commun, qui constitue notre patrimoine commun". Patrimoine "occulté, disait voici quinze ans votre "Congrès d'aggiornamento", par l'hégémonie idéologique du marxisme". Eugène Fournière, l'historien le plus apprécié par Jaurès et par Péguy, disait en 1906 que cette hégémonie avait été précédée et préparée sous le second Empire par "l'hégémonie blanquiste", imposée par les socialistes parisiens aux socialistes de province. Le Coup d'Etat du 2 Décembre avait disloqué notre patrimoine. Son remembrement se fait sous nos yeux : la commémoration simultanée de Léodile Champseix par la Région Poitou-Charente [1] , et de Victor Schoelcher par Madame Christiane Taubira, député de la Guadeloupe, reconstitue ce que Stuart Mill apercevait, juste avant l'éclipse, lorsqu'il écrivait à Pierre Leroux, de Londres, le 29 novembre 1851 : "L'assurance, donnée dans votre discours, de l'adhésion générale des Ouvriers socialistes aux principes de justice et d'égalité dans la relation politique des deux sexes fait le plus grand honneur aux sentiments et à l'intelligence de la classe ouvrière en France, sur laquelle reposent, aux yeux de tous ceux qui comprennent l'époque, les plus belles espérances d'amélioration dans le sort de l'humanité". Louis Nétré emporta cette lettre de Boussac à Jersey où son imprimerie a édité le Cours ignoré où Leroux définit"la France libre", et a fourni un lien modeste au réseau maçonnnique des Philadelphes. Mais c'est seulement au lendemain de la Commune que la vérité fut accessible en librairie. Mais coupée en deux par une nouvelle proscription. L'Exposé des écoles socialistes par Benoît Malon parut à Lausanne, et Le 2 Décembre par Victor Schoelcher à Paris. Ayant en 1851 animé avec Victor Hugo la résistance des élus républicains et passé vingt ans à Londres, Schoelcher témoigne : "les délégués ouvriers conduits par Pierre et Jules Leroux, représentants du peuple, ont sauvé l'honneur de la République et du socialisme en réussissant à imprimer et à placarder l'appel AUX TRAVAILLEURS fait par le Comité Central des Corporations nouvelles". Et dans l'Exposé des écoles socialistes on découvrait que vingt années d'effort avaient abouti en 1845 aux publication des "vingt-huit apôtres de la solidarité humaine rassemblés par Leroux dans la Creuse et aidés par sa disciple, George Sand". Vingt ans plus tôt, dans le pays où elle témoignait ainsi, Léodile avait épousé un exilé, Grégoire Champseix, typographe depuis 1845 à l'Association de Boussac. C'est elle, en 1871, que la Section des Batignolles avait chargée de rédiger l'Appel du 8 janvier parce qu'elle était seule capable de raconter l'histoire du socialisme depuis Owen et Saint-Simon. Seule en 1872, elle avait à Genève assez d'autorité pour dire, en face de Marx et d'Engels : "les Associations de 1848 n'avaient pas seulement formulé, elles avaient entrepris de réaliser l'idée qui a présidé à la fondation de l'lnternationale".
Rapprochés l'un de l'autre, ces deux livres auraient suffi à réfuter vingt années d'imposture. Mais en 1872, après les massacres et les déportations, qui aurait pu comparer ces deux sources ? Et surtout, comment deviner ce que Malon n'a confié en 1873 qu’à un ami : “sans les conseils de celle qui m’est chère, je n’aurais pas produit grand chose de bon". Il avait mêlé ses idées à lui aux idées de Léodile. Or elle venait d' accuser publiquement les marxistes-engelsistes de "faire, par Marx, de la concentration et du despotisme, la fausse unité, celle de Bismarck". Et lui, il avait qualifié Leroux de "penseur humanitaire plutôt que socialiste", et désigné Marx comme "le penseur socialiste, qui substitue la méthode historique et objective aux méthodes purement logiques et subjectives. Scientifiquement, il déduit l’avenir communiste de la civilisation". Il avait écrit aussi: "la noble race aryenne a livré son âme au dieu sémite". Malon n'ayant jamais fait publiquement son autocritique, Léodile a été obligée de confier à Lucien Descaves que "son histoire n'est point à l'avantage de Malon" [2] . Mémorialiste des Communards, proche de Bernard Lazare et ami de Charles Péguy, Descaves fera l'éloge de Léodile et donc de Leroux, qui sera loué aussi par les deux Directeurs de la Revue socialiste, Georges Renard, Communard proscrit, et Fournière, ouvrier bijoutier naguère emprisonné pour faits de grève. Jaurès diffère d'eux, et de Leroux, et de Péguy : il est fonctionnaire de l'Instruction publique. Il est en train de concevoir une révolution chrétienne indépendante de l'Eglise, et il l'appelle "éternité" lorsqu'il découvre dans Le socialisme intégral que l' antiracisme de l'International Working Men Association [3] n'était pas une idée de Marx [4] mais une "réminiscence du socialisme idéaliste français". Et en 1892 il conclut sa thèse sur Les origines du socialisme allemand par un éloge de Malon. Il aurait loué Léodile et donc Leroux , s'il avait pensé à l'antisémitisme de Malon. Avant d'être occulté par l'athéocratie de Blanqui, d'Auguste Comte et de Marx, le socialisme de Leroux avait été ostracisé en septembre 1848 par les représentants de l'Archevêché et de l'Université.
C'est "un enseignement supérieur extérieur à la Sorbonne" que préparaient les camarades auxquels Péguy disait "Vive la Commune, citoyens !" La Sorbonne avait été trompée par les vantardises et les calomnies de Hugo et de Marx parce qu'elle avait ignoré Le nouveau chritianisme de Saint-Simon, la Revue indépendante" de Leroux et George Sand où Schoelcher avait en 1842 demandé "l'abolition de l'esclavage" six ans avant de rédiger les décrets. Dès 1839, George Sand et Schoelcher lisaient dans l'Encyclopédie nouvelle la définition donnée par Leroux de la démocratie, 1. égalité électorale entre "les bourgeois et les prolétaires", 2. "Eve est l'égale d'Adam", 3. "Ce Noir, quoi que vous disiez, est un homme". Ensemble, en 1844, Leroux et Schoelcher ont demandé à Marx et Bakounine, nouveaux venus, si leur athéocratie hégélienne est compatible avec la démocratie. Ensemble, par conséquent, ils ont en 1855 protesté contre le blanquisme de Félix Pyat et de Hugo. Pendant ce temps, prenant comme nom de plume les prénoms de ses deux fils, André et Léo, Léodile continuait l'œuvre de George Sand, en combattant dans ses romans [5] et ses articles "le socialisme viril" de Bakounine et de Proudhon, et en écrivant dans l'Appel du 8 janvier 1871 : "il est temps d'appeler à la démocratie la femme. Il faut initier de bonne heure à nos croyances l'enfant". Ignorés par l'Instruction publique, André Léo et Pierre Leroux demeuraient illustres, elle dans le pays chauvinois et lui dans le Limousin. En 1895, avec le soutien de Cornillon-Savary, imprimeur à Guéret, le Conseil municipal de Boussac (Creuse) vote à l'unanimité un monument à "Pierre Leroux, père du socialisme et de la solidarité". Quelques docteurs de Sorbonne, dont Jean Jaurès, donnent leur signature au Comité d'Honneur présidé par Martin Nadau, maçon de la Creuse, impitoyable accusateur public de la Haute Université pour ignorance volontaire. Son grand ami, Georges Clemenceau, dit aux municipaux de Boussac : "Plantez votre pierre au carrefour et confiez la bravement au temps, qui ordonnera toutes choses". Et il rappelle aux auteurs de ce désrdre que "Leroux a été bafoué par Proudhon et par les papistes". Cet article était inconnu en 1995 quand je l'ai reproduit dans notre douzième Bulletin, et on a cru que je me trompais en disant que Leroux n'était pas "très catholique".
En 1900 et 1901 l'enseignement extérieur à la Sorbonne a Jaurès pour collaborateur. Péguy publie aux cahiers Juifs de Roumanie, par Bernard Lazare, Pour la Finlande, par Poirot, deux cahiers sur l'Alsace par Lucien Aron, Polonais et Prussiens, de la résistance du peuple polonais aux exactions de la germanisation prussienne, par Edmond Bernus. Mais Jaurès ménage ceux que Péguy appelle "les nouveaux dieux". Lucien Herr le croit capable de vaincre dans l'Internationale "la dure orthodoxie allemande" en étant meilleur marxiste que les guesdistes. Jaurès écrit donc dans un cahier : "Marx mit fin à ce qu'il y avait d'empirique dans le mouvement ouvrier. Par une application souveraine de la méthode hégélienne, il unifia l'idée et le fait, la pensée et l'histoire". Mais Jaurès ne sait pas qu'Engels le haïssait comme il avait haï Leroux et les "pierrelerouxistes", et que cette haine avait été léguée par Engels aux époux Lafargue, à Guesde et à Karl Kautski. Ces guesdo-blanquistes sont vigoureusement soutenus contre Jaurès par Rosa Luxemburg. Née en Pologne mais de nationalité allemande, elle demande en 1903 à l'Internationale de "lutter énergiquement contre l'utopie nuisible des socialistes plus ou moins authentiques qui veulent reconstruire la Pologne" [6] . Les protestations de Jaurès sont condamnées comme "tendances révisionistes" par la Social-Démocratie allemande au congrès de Dresde et par le Parti guesdiste au congrès de Lille. Le congrès d'Amsterdam déclare : "Il n' y a qu'un prolétariat, et il faut que dans tous les pays, en face des partis bourgeois, il n'y ait qu'un Parti socialiste". L'Internationale impose l'unification des deux Partis français en "un Parti rigoureusement marxiste". Et Jaurès transmet cette consigne unificatrice aux réfugiés de l'Europe orientale en disant : "Le prolétariat russe, éduqué dans le secret de conciliabules mystérieux par des propagandistes allant depuis Bakounine jusqu'au système de Karl Marx, est capable d'accomplir sa mission libératrice par dessus la tête de la bourgeoisie décadente."
La révolution commence en 1905 à Saint-Pétersbourg, et échoue. Le 4 août, un courrier de Russie arrive au bibliothécaire de la rue d'Ulm, révolutionnaire trilingue et secret, Lucien Herr, et il détruit tous ses papiers, "vingt ans de travail. Des mètres cubes de débris". Dès lors, ses correspondants, son but, son erreur deviennent, selon son ami Charles Andler, "inconnaissables". Un seul historien (hors de France) évoque cette catastrophe pour dire seulement qu'elle "demeure un mystère [7] " et que Herr est tombé dans une longue "névrose". Il gardera le silence, et ses affidés se demanderont si Péguy n'a pas causé en 1905 l'échec de Kerenski en écrivant : "De la chute du tsar ne résultera pas forcément pour le peuple la fin de l'esclavage. Le peuple russe n'est pas prêt pour l'émancipation définitive". En 1938, aux yeux de Léon Blum, Herr était toujours "le directeur de conscience de l'élite universitaire", et Jaurès "le Juste, le Sauveur, le Messie". Et cette année-là Tchernoff a posé la question à laquelle aucun Français n'a jamais répondu: Pourquoi Jaurès a-t-il poussé les Russes, les Polonais, les Lettons, les Finlandais, etc., juifs ou non juifs, vers le Parti unique menant au "paradis terrestre gardé par des gendarmes" ? [8] Juif russe réfugié en France après le pogrom de Nijni-Novgorod, disciple comme Herr du doyen des socialistes russes, Pierre Lavrov, Tchernoff rappelait que Jaurès avait été converti par Herr au socialisme républicain que Lavrov définissait en disant : "Il est très juste de réclamer pour sa nation le droit à une existence autonome et indépendante, de parler sa langue, de sauvegarder tout son bien qui doit évoluer et non pas périr". En 1901, aidé par Herr et par les amis des cahiers, Bernard Lazare, le Grand Rabbin Zadoc-Kahn, Dick May, Joseph Reinach, Clemenceau, etc., Tchernoff avait montré dans sa thèse que Leroux avait enseigné cet antiblanquisme fondamental à la Russie de Herzen et de Biélinski, à l'Allemagne de Moses Hess et d'Alexandre Weill, tout comme à George Sand, Louis Blanc, Théophile Thoré, Barbès, Cavaignac, Fauvety, Gustave Lefrançais, Charles Longuet, Briosne, Millière, etc.
Trente ans après Tchernoff, Frantisek Laichter était encore plus sévère pour la gauche française. J'accueillais au Centre Péguy d'Orléans ce Tchèque protestant que le Printemps de Prague avait autorisé à revenir pour quelques semaines dans le pays où entre les deux guerresil avait connu un témoin encore digne de foi, Romain Rolland. Disant que "le blocus fait par Herr aux cahiers a acculé Péguy presque à la mort et au désespoir" [9] ", Rolland appelait "théocratie athée" la soi-disant laïcité organisée par Herr et par "l'anti-Bergson, Durkheim, qui régentait l'idéologie de la Sorbonne et, bien au delà, l'idéologie de l'Etat combiste et jaurésiste" [10] . Laichter découvrait qu'en quittant les cahiers, Jaurès n'avait pas emporté le socialisme. En 1907, Rolland conseillait à Elsa Wolff de lire aux cahiers "toute une série qu'on pourrait appeler Des races opprimées. Il y a bien une dizaine de Cahiers consacrés à la Finlande, à l'Arménie, à la Macédoine, à la révolution russe, aux juifs de Kuchinev, aux juifs de Roumanie, au Congo belge, etc." En parfait accord avec Péguy, Fournière écrivait en 1905 dans la Revue socialiste qu'on "ne pourrait jamais mêler en un seul les deux courants que le congrès d'unité vient de faire confluer." En 2005, Le Monde commémore l'heureuse confluence du courant Jaurès et du courant Guesde, avec cette conclusion de M. Edwy Plenel : "Péguy, converti au nationalisme en 1905, a par la suite traité Jaurès plus que méchamment". Roland, après avoir été serré sur le cœur de Staline, a converti l'Intelligentsia au stalinisme en disant que Péguy était en 1905 devenu belliciste. Faux. C'est en parlant des années 1905-1914 que Boris Souvarine, me disait : "J'ai été captivé par Péguy dans ma jeunesse", et de Gaulle de même en disant à Alain Peyrefitte : "Aucun écrivain n'a exercé sur moi pareille influence. J'étais très proche de lui […] Il sentait les choses exactement comme je les sentais". En 1914, Descaves cherchait de l'argent pour la veuve de Péguy, tout en se promettant de raconter la vie d'André Léo. Qui était appelée par le colonel Rossel "le soldat André Léo" parce qu'ils voulaient tous les deux "combattre jusqu'au delà de la dernière extrêmité". Colonel patriote, de Gaulle avait été condamné à mort comme Rossel et exilé comme Leroux dans une nouvelle "France libre". Il disait fièrement :"J'ai donné le droit de vote aux femmes et aux Africains". En mars 2006, on a été deux fois stupéfait en lisant sous la plume d'un professeur d'histoire à la Sorbonne que "de Gaulle, par ses Ordonnances de 1945 et de 1958, a réalisé peu ou prou ce qu'avaient demandé les communards en 1871" [11] , et en apprenant que la candidate socialiste qui commémore André Léo demandait à ses auditeurs de prendre modèle sur de Gaulle. Pas sur Jaurès. Pas sur François Mitterrand.
Mais en soutenant Leroux en 1986 Mitterrand lui-même a pris modèle sur de Gaulle défenseur du génie outragé contre la revue de Jean-Paul Sartre. Malheureusement, il n'osa pas le faire publiquement. Il confia le soin de me répondre à Mme Sophie Bouchet, "qui était une des collègues de Me Ségolène Royale à l'Elysée et qui fait aujourd'hui partie du cercle de ses conseillers" [12] . A l'exemple de Jaurès disant que "Marx unifia la pensée et l'histoire", il avait d'abord, pour être admis par le P.C.F. comme candidat de l'Union de la Gauche, affirmé que "l'apport théorique principal du socialisme est et demeure le marxisme" [13] , Il se rendait complice de "l'escroquerie d'envergure planétaire" [14] , Je le lui avais écrit [15] . Une fois élu, il me complimentait pour ma "constance" et déclarait, "scandalisé et angoissé", que "la perte de la mémoire collective" résultait des "carences dans l'enseignement de l'histoire". Mais Radio France me permettait de réparer les carences de la Sorbonne, avant la victoire de l'Union de la Gauche. Ensuite, Radio France a contre moi pris parti pour Madeleine Rebérioux, qui commandait "les deux voies d'accès cultes à Jaurès, la Société d’Etudes jaurésiennes et l'Université" [16] . L'Elysée fut alerté par Mme Ségolène Royal. Elle avait dit à la Chambre que l'Union de la Gauche respectait la liberté d'expression. Je lui avais écrit que Radio France m'interdisait de défendre Pierre Leroux et de me défendre contre Madeleine Rebérioux qui avait dit aux auditeurs de France culture: "Viard a l'habitude de ce genre d'affirmations. Je n'ai pas lu le livre de Viard, mais Leroux était très catholique et Jaurès ne le lisait pas". Or l'archevêché de Paris avait dénoncé Leroux, en 1847, comme "le rationalisme fait homme".
En 1986 [17] [18] , Mitterrand m'a fait savoir qu'il découvrait "la personnalité et l'œuvre de Pierre Leroux dans toute sa dimension" [19] . Il apprenait qu'en 1872 Léodile continuait l'internationale "France libre" fondée vingt ans plus tôt quand Baudelaire [20] disait :"Le petit public se soulage", Marx et Proudhon insultant Leroux parce qu'il parlait de "faire fraterniser l'hébreu et le sanscrit". En 1988, quand grâce à Jacques Delors la Commission des Communautés Européennes approuva notre Memorandum, Mitterrand a rompu l'Union de la Gauche en dictant : "L'Europe se fonde aussi de la connaissance de cette histoire-là à quoi contribuent les initiatives de l'Association des amis de Pierre Leroux." Le Parti socialiste allait, grâce à nous, "faire son aggiornamento". Et donc, prendre beaucoup d'avance sur l'Education nationale et la radiodiffusion française.
M. Michel Rocard lui ayant demandé, par trois fois, "de prescrire un examen attentif de notre Memorandum". M. Lionel Jospin consulta les commissions d'historiens et de philosophes et fit savoir qu'il n'y avait rue de Grenelle que "le vide en fait de conception du socialisme" [21] . Heureusement, j'avais d'excellents alliés, en particulier Annie Kriegel. M'ayant soutenu dès 1964 en disant qu' "à la fin de sa vie Jaurès se décidait à une véritable révision du capital d'idées sur lequel il avait vécu" [22] . elle écrivait en 1992 pour conclure ses travaux que "les attaques de Péguy contre le Parti intellectuel étaient pertinentes". Jusqu'en 1998, la Société d'études jaurésiennes [23] refusa d'admettre "l'appel de Jaurès pour le monument de Leroux à Boussac", mais en 2005 M. Jean-Pierre Rioux, Inspecteur général d'histoire de l'Education nationale, demanda la mise en examen "d'un siècle de dévotions qui ont trop souvent dispensé de lire Jaurès".
Intimidé par Lucien Herr, Jaurès a souvent caché sa pensée. Mais il faut le croire sur parole quand il dit: "Mon cher Péguy, la pensée de Marx, tout entière et en quelque sens qu'on la prenne, est surannée. La conception de Marx, Engels et Blanqui est éliminée par l'histoire" [25] . De même, en 1905 [26] , quand il fait l'éloge de Fournière en publiant Le Règne de Louis Philippe où le public populaire a appris que "personne n'a eu l'âme plus socialiste et le cerveau plus fécond que Leroux. Il a imprégné de socialisme les plus hauts esprits de son temps, à commencer par Heine et George Sand". Ensuite, dans La crise socialiste et dans La course à l'abîme, Fournière [27] s'élève contre "la dénationalisation du socialisme français, devenu marxiste", et contre "le sot orgueil livresque, l'arrogante et fainéante scolastique" de la plupart des intellectuels socialistes. Il souhaite que l'on "fasse de George Sand une autorité, un éducateur pour la France", et il félicite son ami Péguy pour "la flânerie aux bords de la Loire" qu'admirait l'auteur de Contre Sainte-Beuve. En 1913, Fournière et Péguy défendent Andler. En disant à Fournière :"Jaurès a essayé de m'annihiler en me discréditant" [28] , il songe avec Péguy à que l'on dira de leur alliance "quand nous serons de la poussière tous" [29] . Jaurès n'a pas eu le temps de dire qu'il redevenait leur allié au service de leur patrimoine commun. Sa dernière volonté est implicite dans la lettre à Maxime Gorki que Herr, à la demande des ministres S.F.I.O., écrivit en 1917 avant la révolution d'Octobre, afin de faire savoir au Gouvernement russe qu'en 1914 les socialistes français "avaient compris la redoutable puissance de la menace ennemie, et jugé que la guerre était juste".
Jacques VIARD


<- Lettres ouvertes